Dans les villages d’enfants SOS, les éducatrices et éducateurs familiaux accompagnent au quotidien des enfants et des jeunes marqués par une histoire chaotique. Entre câlins et chagrins, rires et bêtises, complicité et opposition, les mères et pères SOS leur donnent le sentiment de sécurité et l’affection nécessaires pour grandir et se reconstruire. Un métier unique et un engagement immense, soutenus par l’équipe pluridisciplinaire du village.
Sans nos éducatrices familiales, nos mères SOS, l’association n’existerait tout simplement pas. Elles sont au cœur de notre projet et exercent un métier unique au monde », rappelle Bruno Doyon, directeur du village de Marange-Silvange. Ces femmes, et quelques hommes ou « pères SOS », vivent dans des maisons familiales avec quatre, cinq ou six enfants confiés par la justice et accueillis par SOS Villages d’Enfants pour les protéger d’un environnement familial dangereux ou négligent. Ils sont à pied d’œuvre 24 heures sur 24, dès le matin et jusque tard le soir, souvent pendant 21 jours d’affilée, relayés par des aides familiaux avec lesquels ils forment un binôme précieux. Leur quotidien – s’occuper de la maison, des courses, des bains, des repas, des devoirs, des rendez-vous médicaux… – n’est ordinaire qu’en apparence. Chaque jour, les mères et pères SOS écoutent, câlinent, consolent, grondent, patientent, encouragent, imaginent mille et une astuces pour accompagner le mieux possible des enfants fragilisés par des parcours jalonnés de ruptures familiales, et bien souvent par d’importants traumatismes. Les enfants s’appuient sur leurs éducatrices et éducateurs familiaux pour se remettre debout, apaiser leurs peurs, faire à nouveau confiance et s’aimer soi-même. Le lien d’attachement est au cœur de l’approche de SOS Villages d’Enfants : « Pour bien grandir, un enfant a besoin de liens d’attachement solides avec des adultes de référence qui ne changent pas tous les jours, explique Bruno Doyon. C’est une construction lente, mais solide. Et lorsqu’un enfant connaît une difficulté, lorsqu’il échoue, trébuche, doute ou souffre… il sait vers qui se tourner les yeux fermés. » La maison familiale est le cadre chaleureux, vivant et rassurant qui favorise cette résilience. « Les villages sont de petites structures d’une dizaine de maisons qui ont chacune leur personnalité, souligne Luigi Caria, chef de service éducatif au village de Busigny. L’environnement dans lequel grandissent ces enfants est aussi proche que possible de celui d’un foyer classique. »
L’IMPORTANCE DE COMPTER POUR QUELQU’UN
Les enfants ayant souffert de maltraitance ou de négligences parentales, voire de psychotraumatismes, ont non seulement besoin de sécurité, mais aussi d’exister dans le regard des adultes : c’est le premier rôle des éducatrices et éducateurs familiaux. « J’ai remarqué à quel point ils étaient touchés, à leur arrivée, par le fait qu’on leur prépare une belle chambre, décorée à leur goût, avec des meubles que l’on va acheter ensemble, note Sabine Mancel, mère SOS au village de Plaisir depuis 2018, après y avoir travaillé pendant huit ans comme aide familiale. Choisir un poster, un tapis, un bureau qui leur plaît, cela paraît banal, mais pour eux, c’est souvent une marque d’attention extraordinaire. » Pour accompagner ces enfants, l’affection, l’attention, la patience, la compréhension ou encore l’écoute sont essentielles. Mais, ajoute l’éducatrice familiale, « quel qu’ait été leur passé, tous ont aussi besoin de repères et de règles : ce qu’on n’a pas le droit de faire, les mots à éviter, les comportements à adopter avec les autres enfants, les adultes, à table ou à l’école… Un cadre que je construis avec eux et qui, une fois posé, les rassure énormément. »
Marie-Anne d’Hervé, éducatrice familiale au village de Châteaudun depuis 18 ans, confirme qu’un environnement stable, avec des règles claires, est un facteur d’apaisement. « Cela passe par des habitudes, des horaires réguliers pour nos activités, explique-t-elle. J’accorde aussi beaucoup d’importance à la participation à la tenue de la maison. Les enfants ont d’eux-mêmes créé un “tableau de service”. Il indique qui met la table ce jour-là, qui est chargé de passer l’aspirateur, qui prend sa douche le premier… Avoir des responsabilités et la satisfaction d’y parvenir, c’est très structurant et ça leur fait gagner en autonomie. »
S’ADAPTER A CHAQUE ENFANT
Accompagner ce mieux-être demande aussi beaucoup d’imagination. « Nous nous réinventons chaque jour, car ce qui fonctionne pour un enfant ne fonctionnera pas pour un autre, confirme l’éducatrice familiale de Châteaudun. Nous avons à la maison un petit garçon de 7 ans qui a un peu de mal à grandir. Il est si mignon que les grands ont toujours envie de l’aider ou de faire à sa place… Alors, je lui ai créé une “feuille des progrès d’Arthur *”. Chaque fois qu’il réussit à faire quelque chose seul (prendre sa douche, préparer son cartable…), il y colle un petit cœur de couleur. » Pour Yann, 12 ans, au tempérament colérique, elle a créé un “coin BD” dans sa chambre. « Canapé, coussins, plaids… C’est un cocon où nous sommes convenus qu’il irait se calmer en cas de crise et… ça marche ! » Dans les Yvelines, Sabine Mancel a installé dans sa chambre des « pots à émotions ». « Ces pots à épices sont placés sur un plateau, explique-t-elle. Chaque jour, à tour de rôle, un enfant vient y déposer des petites boules de cotillon dont les couleurs représentent une émotion : sérénité, colère, tristesse… C’est un support de verbalisation pour ces enfants qui ont souvent du mal à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. C’est aussi une façon de créer un temps privilégié avec moi, pendant lequel ils savent pouvoir parler de tout sans risquer qu’une petite oreille indiscrète traîne ! »
Car l’un des défis des mères SOS est à la fois d’assurer la fluidité d’une vie en petite communauté, tout en étant présente pour chacun individuellement. « Le linge, les repas, les courses, l’aide aux devoirs, les activités sportives, les rendez-vous médicaux… On n’arrête pas un instant, sourit Marie-Anne d’Hervé. Mais dans cette course permanente, il faut savoir passer le temps nécessaire avec l’enfant qui, ce jour-là, va moins bien. Devenir mère SOS est un peu un sacerdoce, un choix de vie qu’on ne fait pas à la légère. » Sabine Mancel utilise également ce mot de « sacerdoce » pour évoquer son métier qui, d’après elle, « efface les frontières entre la sphère privée et l’environnement professionnel ». Bruno Doyon le constate également : « Une mère SOS me disait récemment que lors d’un repas entre amis, l’un d’eux lui avait lancé : “Tu ne parles que de ton travail ! ” Elle avait rétorqué : “Ce n’est pas mon travail, c’est ma vie.” Rien ne résume mieux cet engagement, même si nous veillons à ce que les mères et pères SOS gardent aussi une vie personnelle épanouissante, d’un point de vue social et familial, et… pas trop épuisante ! »
JAMAIS SEULES
Un engagement exigeant qu’elles partagent en premier lieu avec leurs aides familiaux, qui les relaient après trois semaines intenses. Leur entente est primordiale pour le bien-être des enfants. « Nous sommes là pour nous couler dans le cadre posé par l’éducatrice familiale, mais avec notre personnalité », explique Danielle Bougeois, aide familiale au village de Gémozac depuis janvier 2020. À ses débuts, Danielle se souvient que les enfants voyaient son arrivée comme un nouveau risque de rupture. « Ils comptaient le nombre de dodos avant le retour de leur mère SOS. Aujourd’hui, ils prennent le meilleur de nous deux. Récemment, Julia est venue nous voir lors de la demi-journée pendant laquelle l’éducatrice familiale et moi nous passons le relais. La petite avait dessiné deux cœurs : un cœur rouge et un cœur brisé. Le premier parce que sa mère SOS revenait, le second parce que je la quittais. »
Si le premier soutien des mères et des pères SOS est donc l’aide familial avec lequel ils travaillent en binôme, il n’est pas le seul. En effet, l’autre grande particularité du modèle associatif développé par SOS Villages d’Enfants est de proposer un modèle familial soutenu par une équipe pluridisciplinaire. Au sein de la maison commune, des éducateurs, des psychologues, des techniciens d’intervention sociale et familiale, des cadres de direction mettent leur expertise au service d’une même cause, confirme Luigi Caria : « Nous aidons les éducatrices à gérer les débordements comportementaux, ou les violences verbales ou physiques. Ce sont toujours des manifestations en lien avec le passé des enfants, mais les mères SOS peuvent parfois les vivre comme des attaques personnelles, même si toutes sont formées à y faire face. Nous sommes aussi là lorsque tout va bien, pour parler du quotidien, raconter la journée, même quand il ne s’est rien passé de particulier. »
À Châteaudun, Marie-Anne d’Hervé l’avoue sans détour : elle a choisi ce métier car elle savait qu’elle serait soutenue par une équipe : « Je me suis récemment trouvée confrontée à une adolescente en rébellion, colérique, remettant tout en cause, jetant violemment les livres du salon un peu partout. Ses frères, confiés ailleurs, lui reprochaient d’avoir dénoncé les violences familiales et d’être à l’origine de leur éloignement. Elle vivait très mal cette situation, ce que je comprenais. Mais sa violence était intolérable et menaçait l’équilibre des autres enfants. Et, à force, je finissais par douter de moi : avais-je la bonne approche ? » Une table ronde réunissant la cheffe de service, le directeur, un éducateur et l’adolescente a permis à cette dernière de comprendre qu’elle devait changer de comportement, sous peine de devoir quitter la maison. De son côté, Véronique Laloyaux, psychologue au village de Busigny, se souvient de Kylian, garçonnet de 8 ans, terrorisé par ses cauchemars. « Son éducatrice familiale, épuisée, craignait que Kylian ne manifeste ainsi un manque de confiance envers elle, ce qui n’était pas le cas. Avec lui, nous avons fabriqué des pièges à monstres et des pièges à cauchemars en papier, que nous avons placés sous son lit, sous l’oreiller, sur sa table de nuit… Nous lui avons donné un cahier dans lequel, tous les matins, il dessinerait des sourires lorsque la nuit s’était bien passée. Au bout de quelques jours, il est revenu fièrement me montrer son cahier. Nous avions fait une alliance contre ses angoisses : il n’était plus seul face à son problème… et sa mère SOS non plus ! »
APAISER LA CRAINTE DE « TRAHIR » SES PARENTS
Si la question des liens avec la famille d’origine se pose, les visites avec les parents biologiques, dans un lieu neutre de médiation ou chez eux quand c’est possible, bouleversent parfois les enfants, qui manifestent leurs difficultés au cours des jours suivants par des chagrins, des colères ou une opposition systématique. Ils peuvent également se sentir blessés et de nouveau abandonnés, si leurs parents ne se rendent pas aux visites. Les mères et pères SOS doivent alors les soutenir encore davantage. Eux-mêmes ne sont qu’exceptionnellement en contact avec les parents, d’autres professionnels du village étant chargés de travailler avec eux, au sein des maisons des familles, et d’accompagner les enfants aux visites : « Les parents des enfants confiés voient souvent les éducatrices et éducateurs familiaux comme des figures parentales parfaites qui les renvoient à leurs propres difficultés, précise Bruno Doyon. Nous protégeons donc les mères et pères SOS des ressentiments ou de l’agressivité que certains parents pourraient manifester. »
Sans minimiser leurs défaillances, les éducateurs familiaux prennent soin de ne jamais abîmer l’image des parents. Au contraire, plus les enfants comprennent qu’ils ne sont pas en rivalité avec ces derniers, plus s’atténue la peur de « trahir » leurs parents en s’attachant à d’autres personnes. « Je fais un travail de maman, mais je ne suis pas leur mère, et ça, même les petits le comprennent, insiste Marie-Anne d’Hervé. Les enfants dont je m’occupe idéalisent leurs parents qu’ils voient sur des temps de week-end et de congés. Moi, je suis celle qui est pénible, qui exige que les devoirs scolaires soient faits, qui ne les laisse pas jouer aux jeux vidéo jusqu’à 3 heures du matin ou se lever à 14 heures. Les grands savent bien que cette vie-là ne serait pas bonne pour leur santé, leurs études, leur développement, mais cela n’empêche pas les tensions. »
DES PETITES VICTOIRES QUI CHANGENT DES VIES
Heureusement, les bonheurs prennent toujours plus de place que les tensions. « Voir ces enfants prendre confiance en eux, faire des progrès, se socialiser, réussir à l’école, c’est une fierté immense, confirme Sabine Mancel. Ce sont souvent de toutes petites choses, mais qui disent tellement. Une table de multiplication retenue, cela peut être une grande victoire. Se rendre chaque semaine à la bibliothèque et constater qu’ils commencent à apprécier la lecture, c’est une fierté. Quant aux “anciens” qui reviennent passer quelques heures à la maison pour le plaisir, pour évoquer leurs souvenirs avec un grand sourire sur le visage, c’est de la joie pure. On prend la mesure ce qu’on leur apporte et cela remue, évidemment. »
Parfois, ces récompenses prennent la forme de murmures tout aussi bouleversants : « Je me souviendrai toute ma vie de ce 5 décembre 2021, raconte Danielle Bougeois. Ce jour-là, Marie, 9 ans, était dans le salon et dansait, souriait, en me regardant. Soudain, elle s’est approchée de moi et m’a murmuré quelque chose à l’oreille. C’était inaudible, mais j’avais le cœur qui battait à 100 à l’heure. » Et pour cause : depuis un an, Marie s’était murée dans le silence, refusant de dire le moindre mot à ses éducatrices, aux autres enfants ou à sa mère SOS. Danielle lui a alors dit tranquillement : « As-tu envie de me parler ? J’en serais tellement heureuse, depuis le temps que je n’ai pas entendu ta jolie voix. » Marie s’est alors mise à sourire, est repartie danser quelques instants, avant de revenir chuchoter à son oreille : « Danielle, je t’aime. » « C’était si fort !, se rappelle l’aide familiale avec émotion. J’avais envie d’ouvrir la fenêtre et de crier au monde entier que Marie m’avait parlé ! » Aujourd’hui, elle échange avec sa mère SOS et les autres enfants de la maison.
Une enfant qui se remet à parler, une autre qui réussit à retenir sa poésie, un jeune adulte qui revient à la maison prendre un café… à Gémozac, Plaisir, Busigny, comme dans les autres villages SOS… Il n’y a que de grandes victoires sur ces destins que portent à bout de bras et à bout de cœur les éducatrices et éducateurs familiaux, épaulés par tout un village.
Le regard de Véronique Laloyaux, psychologue au village SOS de Busigny depuis 1992
Les enfants que nous accueillons ont grandi avec des liens familiaux au mieux peu sécurisants, au pire délétères. Les éducatrices et éducateurs familiaux proposent une suppléance familiale, un lien d’attachement stable, qui vient d’abord servir de pansement sur ces blessures. Ainsi, les enfants peuvent rejouer et corriger des éléments mal vécus de leurs relations à leurs parents. La maison, le village, la vie familiale en fratrie constituent un cadre qui aide à réparer ce rapport à l’autre, sans lequel un enfant ne peut développer sa confiance en lui. Celle-ci est essentielle pour oser expérimenter, et donc grandir. C’est d’abord le lien affectif qui nous définit en tant qu’être humain, et ce lien a souvent besoin de temps, parfois d’années, pour devenir solide, ce qui n’empêche pas les conflits. Les mères et pères SOS sont souvent bousculés par les comportements des enfants, même lorsque leurs réponses professionnelles sont totalement satisfaisantes. Un enfant qui ne réagit pas ou qui réagit mal à l’attention et à l’affection de son accueillant, ou qui pique des colères, se remet à faire pipi au lit, est agressif avec les autres enfants… c’est difficile à vivre. Soutenir, mettre des mots, relativiser, coconstruire des solutions fait partie de mon travail de psychologue. Le plus compliqué étant, pour les accueillants, d’accepter de faire deux pas en arrière après en avoir fait trois en avant. Ils ont parfois simplement besoin qu’on les aide à prendre du recul pour voir tous les progrès déjà accomplis avec les enfants.